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Y a-t-il une métaphysique ricœurienne ?

Published onNov 18, 2020
Y a-t-il une métaphysique ricœurienne ?
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Crossing: The INPR Journal

Vol. 1 (2020): 73-83

DOI: 10.21428/8766eb43.542f3bba

  

Y a-t-il une métaphysique ricœurienne ?

 Barnabas Aspray 

University of Oxford

[email protected]

                                                                                                                       

Introduction

 

Parler de la métaphysique n’est pas aisé, dans le contexte de la philosophie française.[1] Avant tout c’est à cause de l’influence de Heidegger qui a inauguré la « destruction de la métaphysique ».[2] Cela ne veut pas dire que Heidegger est contre toute sorte de métaphysique. Il veut détruire seule une métaphysique ontothéologique qui invoque Dieu comme origine et fondement, un « Dieu des philosophes » qui s’appelle transcendance, absolu ou infini.[3] Le problème, c’est que, selon Heidegger, l’homme ne peut pas parler authentiquement des choses qui dépassent son expérience. Heidegger nous a enseigné que l’horizon de notre finitude est indépassable. Parler d’un quelconque au-delà dont personne n’a l’expérience, cela n’a pas de sens, et ça ne veut rien dire. 

La plupart des philosophes francophones, croyants et non-croyants, ont suivi Heidegger, son rejet de la métaphysique traditionnelle, et donc la possibilité d’un « Dieu des philosophes ». Emmanuel Falque, par exemple, écrit que la métaphysique (c’est-à-dire la pensée d’un au-delà) n’est pas possible pour l’homme « tout court » parce que la finitude de l’homme « tout court » est un horizon bouché, une limitation, l’indépassable.[4] Falque continue en disant que la pensée d’un au-delà n’est pas possible sauf à partir de la résurrection qui transforme l’homme et ses possibilités.[5]

Je ne vais pas contester que, si l’homme « tout court » est pure finitude, si l’homme n’est que finitude, la métaphysique et la pensée de Dieu est impossible. Ce que je vais montrer, c’est que pour Paul Ricœur l’homme « tout court » n’est pas finitude pure et simple. Selon Ricœur, l’homme est finitude et aussi infinitude, inséparablement, indivisiblement. En cela Ricœur suit Descartes, mais il est contre Heidegger.[6] Et c’est cela qui rend, pour prendre les mots d’Andrea Bellantone, « la métaphysique possible[7] ». 

Dans cet article, je vais décrire comment Ricœur montre la disproportion « fini-infini » de l’homme. Ensuite, je vais souligner un endroit où Ricœur utilise au sens constructif (c’est-à-dire où il présente sa propre pensée, et non la pensée des autres) le mot « métaphysique ». Avant de  commencer, je veux souligner que celui-ci - le débat entre finitude et infinitude – est un débat philosophique et non théologique. Il n’a rien à faire (au départ) avec la théologie. Certes, il y aurait des conséquences pour la théologie en aval – comment peut-il ne pas y avoir? – mais cela ne veut pas dire que la théologie soit déjà là, ou qu’elle dirige les résultats de la philosophie. 

 

Disproportion Fini-Infini

 

En 1960, Ricœur publie son livre L’homme faillible dont l’importance n’est plus à démontrer. D’ailleurs, selon Pamela Sue Anderson  « plusieurs spécialistes ont pris L’homme faillible pour la clé de la vraie compréhension de Ricœur ». Elle rappelle en outre, qu’en 1986, Ricœur avouait lui-même que ce livre était, de l’ensemble de son œuvre, son ouvrage préféré.[8]  

Dans L’homme faillible, Ricœur cherche le faillibilité de l’homme pour expliquer la possibilité du mal, du péché, et de la culpabilité. Comment est-ce que le mal entré dans le monde ? Mais il faut décrire l’homme avant l’entrée du mal, pour montrer sa possibilité et non son actualité. 

En faisant l’anthropologie philosophique, et en parlant de l’homme et de la « condition humaine », Ricœur suit la plupart de ses contemporains francophones et germanophones. Selon Heidegger, Thévenaz, Sartre, Camus, Marcel, etc. etc. la condition humaine est le vrai sujet de la philosophie – en fait le seul possible sujet de la philosophie. L’homme ne peut connaitre que soi-même par le moyen de la réflexion sur sa propre subjectivité.

Mais Ricœur ne suit pas ses contemporains en cela qu’il ne prend pas la finitude comme point de départ. Pour lui, «le premier concept directeur d’une telle anthropologie n’est pas, et ne peut être celui de finitude » ; pour lui, au contraire, « la finitude est résultat et non origine[9]  ». Il sait bien que cette perspective est assez étrange pour son époque. « Nous nous séparons, écrit-il, quelque peu de la tendance contemporaine à faire de la finitude la caractéristique globale de la réalité humaine[10] ». Cette « tendance contemporaine » explique « qu’on doive parler d’infinitude autant que de finitude humaine[11]  ». La finitude est donc quelque chose qu’il faut découvrir par le moyen de la réflexion. 

Comment trouve-t-on la finitude de l’homme ? Ricœur aborde la question de manière husserlienne en considérant un objet devant ses yeux. Si je regarde un objet, qu’est-ce que je découvre ? Que je ne peux le regarder que d’une perspective particulière. Il serait impossible de voir quelque chose dans sa totalité. Un regard sans perspective n’existe pas. Donc, il en conclut que « la finitude originaire consiste dans la perspective ou point de vue[12] ».

Ici la perception fonctionne comme une sorte de synecdoque pour toute la vie spirituelle ; toute la connaissance, toute la pensée, vient aussi d’une perspective particulière. Notre point de vue sur le monde – tant physique que spirituel – vient d’un « ici » géographique et historique qui n’est pas absolu, n’est pas universel, n’est pas neutre. Mais pour nous c’est l’« origine zéro » d’où vient toute notre ouverture au monde. Alors la réflexion sur la perspective nous montre qu’« Il appartient à l’essence de la perception d’être inadéquate[13] ». Ceci est la bonne phénoménologie, qui ne soulève pas trop la  controverse. 

J’ai fait le résumé de ce qui, dans L’homme faillible, se trouve dans une section intitulé « perspective finie » et souligne la finitude de l’homme. Mais la section suivante traite de totalement autre chose. D’abord, elle est intitulée « verbe infini » et souligne l’infinitude de l’homme. 

Comment arrive-t-il à discourir sur l’infinitude de l’homme ? Par le biais de la réflexion sur les conditions de possibilité de la connaissance de notre finitude. «  C’est l’homme fini lui-même qui parle de sa propre finitude. Un énoncé sur la finitude atteste que cette finitude se connaît et se dit elle-même ; il appartient donc à la finitude humaine de ne pouvoir s’éprouver elle-même que sous la condition d’une « vue-sur » la finitude, d’un regard dominateur qui a déjà commencé de la transgresser.[14] »

Ricœur souligne qu’il serait impossible pour la finitude de se connaître elle-même si elle était pure finitude. Si nous étions la finitude pure, nous n’en saurions rien. On serait, comme les animaux, sans conscience de soi-même. « Toute perception est perspectiviste. Mais comment connaîtrais-je une perspective, dans l’acte même de percevoir, si en quelque façon je n’échappais à ma perspective ? [15]  »  Dans l’échappement de la perspective, qui est la conscience elle-même d’avoir une perspective, se trouve l’infinitude de l’homme. Est-ce que cela sonne comme un retour à Hegel et à nouveau au « savoir absolu » ? Ricœur anticipe cette question. Il se demande lui-même : « Comment ne pas ériger cette idée de la non-perspective en un nouveau point de vue, qui serait en quelque sorte vue plongeante sur les points de vue, survol des centres perspectivistes ? La finitude signifie qu’une telle vue non située, qu’une telle Uebersicht n’existe pas. Si la réflexion sur le point de vue n’est pas point de vue, qu’est son acte ? [16]  » 

La réponse ricœurienne est de prêter attention à la façon dont l’infini est découvert ; c’est d’une manière négative. J’imagine cet absolu point de vue que je ne possède pas et que je ne pourrais jamais posséder. J’imagine mon propre point de vue comme non-absolu, par comparaison avec un absolu vide.  Quand je veux nommer un objet comme objet, et non seulement une silhouette bidimensionnelle qui fait impression sur mes yeux, je veux dire que cet objet dépasse ma perspective finie et bidimensionnelle, que l’objet n’est pas bidimensionnel. Je  «  juge de la chose même en transgressant la face de la chose dans la chose elle-même. Cette transgression, c’est l’intention de signifier ; par elle, je me porte au-devant du sens qui ne sera jamais perçu de nulle part ni de personne, qui n’est pas un super-point de vue, qui n’est pas du tout point de vue, mais inversion dans l’universel de tout point de vue[17] ».

Ce point de vue absolu, la conscience de la finitude qui la dépasse en la découvrant, est comme une « certitude négative » pour reprendre les mots de Jean-Luc Marion.[18]  On nie la possibilité d’une perspective totale, mais dans l’acte de la nier, on l’affirme de manière paradoxale. L’infinitude de l’homme est saisie par le moyen de la négation : c’est « le négatif en quoi consiste ma transcendance ». « Je ne puis dire ma transcendance à ma perspective, écrit Ricœur, sans m’exprimer négativement[19]  ».

Ricœur sait bien que cette conception de l’homme est contraire à celle de Heidegger ; « Autrement dit, explique-t-il, je ne suis pas entièrement défini par mon statut d’être-au-monde : mon insertion dans le monde n’est jamais totale que si je ne conserve le recul du singulier, du vouloir-dire, principe du dire. Ce recul est le principe même de la réflexion sur le point de vue comme point de vue[20]  ». 

Affirmation Originaire

 

Mais cette via negativa n’est que le moyen par lequel l’homme peut saisir l’infini : ce n’est pas l’infini lui-même. L’infini lui-même n’est pas négatif mais positif. L’infini lui-même est, « comme dit M. [Jean] Nabert, l’affirmation originaire qui s’annonce ainsi à coup de négations[21] ». 

Le dernier article dans le livre Histoire et vérité s’appelle « Négativité et affirmation originaire ». Ce texte est précieux parce qu’il rejoint les deux motifs au cœur de la pensée de Ricœur. Pendant presque vingt ans – les années 50 et 60 – Ricœur a donné des cours aux étudiants sur le sujet de la négation. L’archive du Fonds Ricœur à l’Institut Protestant protège ses notes de cours, et Alison Scott-Baumann, au conseil scientifique du Fonds Ricœur, a publié un livre, Ricœur and the Negation of Happiness, qui est une enquête sur ces inédits de Ricœur.[22] Ricœur a dit que, depuis Hegel, les philosophies du siècle ont un geste en commun – ils sont tous, malgré quelques exceptions, les philosophies de la négation. 

Mais en même temps qu’il développe sa pensée de la négation, Ricœur lit le philosophe réflexif Jean Nabert et sa notion d’« affirmation originaire ». Plus tard, dans son autobiographie intellectuelle, Ricœur affirmera: « Jean Nabert devait m’influencer de façon plus décisive dans les années cinquante et soixante[23] ». L’influence de Jean Nabert est trop peu remarquée. Heureusement, Jean-Luc Amalric le fera bien remarquer : « L’homme faillible … trouve son principal fil conducteur dans la notion d’affirmation originaire, héritée de Nabert[24] ». Pierre Colin le souligne aussi à son tour: l’œuvre de Ricœur « ne demeurait authentiquement philosophique que par sa fidélité aux lignes directrices tracées par Nabert[25] ».

Par conséquent, on ne peut surestimer l’importance de ce petit article « Négativité et affirmation originaire » à la fin d’Histoire et vérité. On ne sait pas pourquoi Ricœur n’a jamais publié un livre avec ses pensées sur la négation. La plupart d’entre elles reste inédite, sauf ce texte, qui porte la marque de plusieurs années de réflexion. Ricœur y souligne que la négation par laquelle on découvre l’infini ou la transcendance du point de vue, est en réalité une négation d’une négation, une dénégation. « Ma thèse est donc limitée, note-t-il: avant la dénégation ou négation de transcendance, il y a la négation primaire qui est la négation de finitude[26]  ». 

Lorsque la négation primaire est la négation de finitude, il y a deux conséquences. D’abord, la négation de finitude est négation d’une infinitude originaire. Ensuite, cette infinitude originaire n’est pas négation mais affirmation originaire. La négation est une étape nécessaire pour découvrir l’affirmation originaire de l’infinitude. Étape nécessaire mais qui ne peut pas être l’étape finale. Une négation originaire est impossible, explique Ricœur, parce que derrière chaque négation, il y a toujours une affirmation. Il prouve ce principe en trouvant une base de positivité dans les sentiments humains les plus négatifs : « l’indignation, la protestation, la récrimination, la révolte[27]  ». 

Sa source d’inspiration pour cette idée est L’homme révolté d’Albert Camus. Camus commence son livre avec une question et une réponse : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement[28] ». Personne ne peut être contre n’importe quoi sans être pour quelque chose d’autre. La révolte doit être motivée par quelque chose de positif, « comme le disait si justement Camus, sans en apercevoir toutes les implications métaphysiques[29]  », observe Ricœur. 

Ce que Camus a découvert dans le champ de l’anthropologie philosophique, Ricœur veut le transposer en métaphysique : pas de négation sans affirmation originaire. Mais cela ne veut pas dire que la négation n’est pas nécessaire. La négation reste nécessaire. C’est la via negativa par laquelle on remonte au Dieu infini inconnaissable. 

Dieu infini et inconnaissable

 

Qu’est-ce que l’affirmation originaire, concept hérité de Jean Nabert ? Pour Ricœur, c’est le Dieu des philosophes qui n’est pas le contraire du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Dans un entretien avec Richard Kearney en 2003, Ricœur a rendu explicite la conjonction des termes : « Je ne suis pas sûr de l’irréconciliabilité entre le Dieu de la Bible et le Dieu de l’être (compris chez Jean Nabert comme ‘affirmation originaire’ …)[30] ».

Qu’est-ce que l’infinitude ? Pour Ricœur, et dans le sillage de Descartes, c’est un terme philosophique pour dire Dieu aussi. L’infinitude est positive parce qu’elle est l’affirmation originaire. Avec approbation Ricœur cite le célèbre passage de Descartes dans sa troisième méditation. « C’est Descartes qui avait raison, affirme Ricœur, lorsqu’il disait que l’idée d’infini était tout entière positive et identique à l’être plane et simpliciter et que le fini était en défaut par rapport à l’être. ‘Et je ne dois pas imaginer que je ne conçois pas l’infini par une véritable idée, mais seulement par la négation de ce qui est fini, de même que je comprends le repos et les ténèbres par la négation du mouvement et de la lumière puisqu’au contraire je vois manifestement qu’il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la substance finie, et partant que j’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini, que du fini, c’est-à-dire de Dieu, que de moi-même[31] ».

L’infini de Descartes est Dieu, et l’affirmation originaire de Jean Nabert est Dieu – le Dieu des philosophes, certes, et point du tout le Dieu de la foi, de la révélation. Il faut souligner ici, que ce que Ricœur fait n’est absolument pas de l’apologétique. C’est du bout en bout de la philosophie qui n’a rien à dire du Dieu de la Bible. En pensant l’affirmation originaire, Ricœur suit la pensée de Nabert qui n’était pas croyant. Concernant ce Dieu des philosophes – l’infini, l’absolu, l’origine – ce  que Ricœur propose est que l’homme ne peut pas ne pas penser ce Dieu, parce que ce Dieu est d’ores et déjà là dans notre connaissance, comme infini et comme affirmation. D’où la métaphysique ricœurienne. 

Est-ce que cela veut dire que Ricœur et Descartes sont contre Thomas D’Aquin qui dit que « Dieu n’est pas pour nous le premier connu » ? Pour Emmanuel Falque, cet aveu est important pour déceler les frontières de la philosophie et de la théologie.[32] Est-ce qu’il faut confronter Descartes et Thomas, conceptions mutuellement opposées –Ricœur à côté de Descartes et Heidegger à côté de Thomas ? 

À vrai dire, Descartes et Thomas sont plus proches qu’on aurait pensé, même s’il reste un écart entre eux. Tout dépend du sens précis des mots « premier » et « connu ».

D’abord, que-est ce que Thomas veut dire par le mot « connu » ?

Il faut faire attention au contexte de la citation ci-dessus dans le Somme Théologique. L’argument de Thomas, dans l’article 3 de la question 88 du Prima Pars, est le suivant : « Puisque l’intelligence humaine ne peut, dans la vie présente, connaître les substances immatérielles créées, on vient de le voir, elle pourra bien moins encore connaître l’essence de la substance incréée. Il faut donc affirmer absolument que Dieu n’est pas pour nous le premier objet connu[33]  » Thomas s’appuie, dans l’article 3, sur ce qu’on « vient de voir, » c’est-à-dire à l’article 1 de la même question.

L’homme ne peut connaitre Dieu parce que l’homme ne peut pas connaitre les « substances immatérielles ». Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’on ne peut rien savoir de rien qui n’est pas matériel ? Pas du tout. Dans l’article 1, il éclaire ce qu’il veut dire. C’est la connaissance parfaite des choses immatérielles qu’il interdit.  « D’après les philosophes, précise Thomas, la science de l’âme est un point de départ pour la connaissance des substances séparées. Car, du fait qu’elle se connaît elle-même, notre âme parvient à une certaine connaissance des substances incorporelles, comme il lui arrive d’en posséder. Cela ne fait pas qu’elle les connaisse d’une manière absolue et parfaite en se connaissant elle-même[34] ».

Mais Ricœur ne veut pas dire qu’on peut avoir une connaissance de l’infini « d’une manière absolue et parfaite ». Ricœur l’a déjà montré, on connait Dieu par la via negativa, par la voie de la négation. C’est une connaissance tout à fait imparfaite, « nous ne voyons que d’une manière indirecte, comme dans un miroir » dit l’apôtre Paul (1 Cor 13,12). Thomas l’a déjà dit, à la question 3, que « nous ne pouvons savoir de Dieu que ce qu’il n’est pas, non ce qu’il est[35]  ». C’est pourquoi cette métaphysique de Ricœur n’est pas une nouvelle forme d’ontothéologie dont Heidegger a dénoncé les prétentions. Même si cette métaphysique parle de Dieu, elle n’imagine jamais qu’elle a compris Dieu comme un objet dans le monde, même l’objet le plus haut ou le plus fondamental. Dieu dépasse toujours et nécessairement l’horizon de notre compréhension.

Deuxièmement, que-est ce que Thomas veut dire par le mot « premier » ?

Il faut encore faire attention au contexte. Dans cette passage, Thomas parle de l’épistémologie, et non métaphysique. Ce qui est « premier » en métaphysique ne doit être « premier » en épistémologie. Ici nous avouons que Ricœur s’éloigne de Descartes d’un certaine façon, mais il reste proche de Thomas. Descartes ne fait aucune distinction : pour la métaphysique, et donc pour la pensée, le fini revient vers l’infini, donc l’infini est premier et le fini est second. Mais pour Ricœur, qui écrit après l’idéalisme, le concept de « premier » ou « point de départ » est équivoque, et « cela bouleverse notre créance dans un point de départ qui serait le simple.[36] » Alors « le commencement, éclaire Ricœur, n’est pas ce qu’on trouve d’abord ; il faut accéder au point de départ : il faut le conquérir[37] ».

Comment comprendre cette énoncé ? Nous invoquons l’aide de Jean-Yves Lacoste, qui distingue entre l’origine et le commencement (même si le « commencement » ricœurien est en fait l’« origine » lacostienne, de manière confuse).[38] Utilisant le vocabulaire de Lacoste, on dirait que l’origine est le point de départ métaphysique, le commencement est épistémologique. L’origine est le fondement de notre être, ce que nous donne notre existence, ce qui est vrai en soi. Mais l’origine n’est pas la première chose que nous pensons quand nous commençons à penser philosophiquement. L’origine n’est pas le point de départ pour la pensée. L’origine, c’est ce à quoi il faut accéder avec le travail de la pensée. Le commencement, c’est ce qui est vrai pour nous au début.

D’après Ricœur, l’infini est l’« affirmation originaire » de Nabert. L’infini est la vrai origine métaphysique. Mais l’infini n’est pas tout seul le commencement épistémologique. Ni la finitude ni l’infinitude ne sont un commencement pur et simple ; chacun présuppose l’autre, et quand on découvre l’un, on a déjà découvert l’autre. Pour la pensée, le fini et l’infini sont dans une dialectique : « D’un seul mouvement, d’un seul jet, l’acte d’exister s’incarne et déborde son incarnation.  … Nous prenons conscience de notre finitude en la dépassant[39] ». Pour la pensée, ce n’est pas d’abord infini et ensuite fini, mais ce n’est pas non plus l’inverse. Les deux sont inséparables. On ne peut pas penser à l’un sans penser l’autre implicitement. La connaissance est donc circulaire, suivant une pensée qui est déjà herméneutique.

Conclusion : redéfinir les frontières

 

Le cœur de l’argument de Ricœur est le suivant : Si nous n’étions que finitude, nous n’aurions aucune connaissance de notre finitude. La connaissance et certitude de notre finitude vient du fait que nous sommes finitude et infinitude inséparablement, au même moment. Bien que l’infinitude soit découverte par le moyen de négation, cela ne veut pas dire que l’infinitude à laquelle nous participons est négation. Selon Ricœur, et cela résume son petit article : « la négativité est le chemin privilégié de la remontée au fondement ; c’est pourquoi il fallait tout ce complexe cheminement : découvrir la transcendance humaine dans la transgression du point de vue et la négativité dans la transcendance ; puis découvrir dans cette négation, une double négation, la négation seconde du point de vue comme négation primaire ; puis découvrir l’affirmation originaire dans cette négation de la négation[40]  ». 

On a vu que cela s’appelle métaphysique, au moins aux yeux de Ricœur. Ce n’est pas la métaphysique qui fait partie d’un système clos, comme l’ontothéologie à laquelle Heidegger s’est violemment opposé. Même si c’est une métaphysique qui trouve Dieu comme base et fondement, c’est aussi une métaphysique apophatique.  L’affirmation originaire est le fondement de notre être, mais nous ne la connaissons que par le moyen de négation, la via negativa. On ne peut pas nommer Dieu, sauf comme l’innommable. On ne peut pas connaitre Dieu, sauf comme l’inconnaissable. On ne peut pas saisir Dieu, sauf comme l’insaisissable. Comme Gabriel Marcel, dont l’influence sur le jeune Ricœur est sans conteste, le souligne bien : « La théologie à laquelle la philosophie nous conduit est essentiellement négative[41] » . 

Et c’est vraiment de la philosophie, et non la théologie, que Ricœur fait, quand bien même il s’agirait de Dieu. Dieu est l’objet légitime de la philosophie s’il est aussi objet de la théologie. Thomas d’Aquin l’a écrit de façon on ne peut plus claire : « Rien n’empêche donc que les objets mêmes dont traitent les sciences philosophiques, selon qu’ils sont connaissables par la lumière de la raison naturelle, puissent encore être envisagés dans une autre science, selon qu’ils sont connus par la lumière de la révélation divine. La théologie qui relève de la doctrine sacrée est donc d’un autre genre que celle qui est encore une partie de la philosophie[42]  ». Donc, il n’est pas question de soutenir une quelconque thèse selon laquelle Ricœur a confondu la philosophie et la théologie. Personne n’a respecté les frontières entre les disciplines plus que Ricœur.

Son souci, de « ne pas mêler les genres » reste « jamais atténué, » si bien que plus tard il a reproché à la thèse de son ami Pierre Thévenaz, d’avoir une philosophie « sans absolu[43] ». Ce n’est pas une question de transgresser les frontières, mais de les redéfinir, pour que Dieu reste objet de la philosophie aussi. Quel Dieu ? Non pas le Dieu de la Bible, certes, mais le Dieu des philosophes. Ce Dieu n’est pas nécessairement personnel, ou créateur. Si on peut prier ce Dieu, si ce Dieu peut devenir homme – ce sont là des questions pour la théologie, pour la révélation. Cependant, ce que la philosophie découvre de Dieu reste vrai pour la théologie. La théologie élargit notre connaissance de Dieu, en nous donnant quelques contenus que nous n’aurions pu découvrir sans la révélation. Mais ce que la philosophie dit de Dieu reste le fondement de toute théologie.



[1] Un grand merci à Père Nestor Bandora qui a lu une ébauche de cet article et qui m’a aidé avec le français. Si quelques erreurs restent ils sont ajouté après. Merci aussi à Prof. Jerome de Gramont, qui a fait une très belle réponse à la conférence qui était le germe de cet article. Finalement, merci à Prof. Emmanuel Falque qui a répondu avec plein de grâce à mon « repoussoir » à sa philosophie.

[2] « La force de la ‘deconstruction’ (Destruktion) heideggérienne de la tradition métaphysique fut d’un génération de penseurs post-heideggériens des anti-métaphysiciens » ( « The forcefulness of Heidegger’s ‘deconstruction’ [Destruktion] of the metaphysical tradition helped turn a generation of post-Heideggerian thinkers into anti-metaphysicians ». Iain Thomson, ‘Ontotheology? Understanding Heidegger’s Destruktion of Metaphysics’, International Journal of Philosophical Studies 8, no. 3 [1 January 2000]: 297).

[3] Voir Ibid., 297–98.

[4] Voir, par exemple, Emmanuel Falque, Triduum philosophique: Le Passeur de Gethsémani. Métamorphose de la finitude. Les Noces de l’Agneau (Éditions du Cerf, 2016), 191.

[5] Emmanuel Falque, Métamorphose de la finitude. Essai philosophique sur la naissance et la résurrection (Paris: Éditions du Cerf, 2004).

[6] En fait, l’enjeu pour Ricœur et Heidegger est la lecture de Kant. Ils interprètent Kant de manière très differente. Jean Greisch a montré que l’anthropologie ricœurienne « se greffe aussi directement sur une relecture de Kant » (Jean Greisch, L’Arbre de vie et l’Arbre du savoir.: Le chemin phénoménologique de l’herméneutique heideggérienne (1919-1923) [Paris: Éditions du Cerf, 2000], 26). Falque aussi a fait une typologie de lectures francophones de Kant : Heidegger, Ricœur, Marion, et lui-même. Voir Emmanuel Falque, ‘Hors phénomène’, Revue de métaphysique et de morale 99, no. 3 (2018): 323. Contre le Kantbuch d’Heidegger et la finitude « radicale » que Heidegger trouve en Kant, Ricœur trouve par contraste chez Kant un homme qui est un mixte, une « disproportion ».

[7] Andrea Bellantone, La Métaphysique possible : Philosophies de l’esprit et modernité (Paris: Editions Hermann, 2012).

[8] « Numerous scholars have taken Fallible Man as the key to understanding Ricoeur » ; « In 1986 Ricœur himself admits that this book is the one he favors the most of all his works » (Pamela Sue Anderson, Ricœur and Kant: Philosophy of the Will [Atlanta: Scholars Press, 1993], 10).

[9] Paul Ricœur, Finitude et culpabilité, Philosophie de la volonté 2 (Paris: Éditions Points, 2009), 187.

[10] Ibid., 39.

[11] Ibid., 40.

[12] Ibid., 61.

[13] Ibid., 60.

[14] Ibid., 61–62.

[15] Ibid., 63.

[16] Ibid.

[17] Ibid., 64.

[18] Jean-Luc Marion, Certitudes négatives (Grasset, 2010).

[19] Paul Ricœur, Histoire et Vérité (Paris: Éditions du Seuil, 2001), 385.

[20] Ibid., 382.

[21] Ricœur, Finitude et culpabilité, 389.

[22] Alison Scott-Baumann, Ricœur and the Negation of Happiness (London: Bloomsbury, 2013).

[23] Paul Ricœur, ‘Intellectual Autobiography’, in The Philosophy of Paul Ricœur, ed. Lewis Hahn (Chicago: Open Court, 1995), 6. « Jean Nabert devait m’influencer de façon plus décisive dans les années cinquante et soixante » (Paul Ricœur, Réflexion faite [Paris: Éditions Esprit, 1995], 15).

[24] Jean-Luc Amalric, ‘Affirmation originaire, attestation et reconnaissance: Le cheminement de l’anthropologie philosophique ricœurienne’, Études Ricœuriennes / Ricœur Studies 2, no. 1 (10 June 2011): 13. Voir aussi Jean-Luc Amalric, ‘Act, Sign and Objectivity: Jean Nabert’s Influence on the Ricœurian Phenomenology of the Will’, in A Companion to Ricœur’s Freedom and Nature, ed. Scott Davidson (Lanham: Lexington Books, 2018).

[25] Pierre Colin, ‘Herméneutique et philosophie réflexive’, in Paul Ricœur: les métamorphoses de la raison herméneutique, ed. Jean Greisch and Richard Kearney (Paris: Éditions du Cerf, 1991), 16.

[26] Ricœur, Histoire et Vérité, 391.

[27] Ibid., 399.

[28] Albert Camus, L’homme révolté, 30th ed. (Paris: Gallimard, 1954), 25.

[29] Ricœur, Histoire et Vérité, 399. Nous soulignons.

[30] « I am not sure about the absolute irreconcilability between the God of the Bible and the God of Being (understood with Jean Nabert as ‘primary affirmation’ …) » (Richard Kearney, On Paul Ricœur: The Owl of Minerva [London: Taylor & Francis, 2017], 169). Nous soulignons.

[31] Ricœur, Finitude et culpabilité, 389–90. Nous soulignons.

[32] Emmanuel Falque, ‘Limite théologique et finitude phénoménologique chez Thomas d’Aquin’, Revue des sciences philosophiques et théologiques Tome 92, no. 3 (2008): 529.

[33] « cum intellectus humanus, secundum statum praesentis vitae, non possit intelligere substantias immateriales creatas, ut dictum est; multo minus potest intelligere essentiam substantiae increatae. Unde simpliciter dicendum est quod Deus non est primum quod a nobis cognoscitur » (Thomas d’Aquin, Summa Theologiae (ST) Ia, q. 88, a. 3, resp. Traduit par l’Institut docteur angélique)

[34] « etiam apud philosophos dicatur quod scientia de anima est principium quoddam ad cognoscendum substantias separatas. Per hoc enim quod anima nostra cognoscit seipsam, pertingit ad cognitionem aliquam habendam de substantiis incorporeis, qualem eam contingit habere, non quod simpliciter et perfecte eas cognoscat, cognoscendo seipsam » (Thomas d’Aquin, Summa Theologiae (ST) Ia, q. 88, a. &, repl. obj. 1, Traduit par l’Institut docteur angélique). Nous soulignons.

[35] « quia de Deo scire non possumus quid sit, sed quid non sit » (Thomas d’Aquin, Summa Theologiae (ST) Ia, q. 3. Traduit par l’Institut docteur angélique).

[36] Ricœur, Finitude et culpabilité, 50. Bien que cette citation vienne d’un autre contexte.

[37] Ibid., 567.

[38] Jean-Yves Lacoste, Expérience et absolu: questions disputées sur l’humanité de l’homme (Paris: Presses universitaires de France, 1994), §34.

[39] Ricœur, Histoire et Vérité, 379.

[40] Ibid., 404.

[41] Gabriel Marcel, Être et Avoir (Paris: Aubier, 1935), 176.

[42] « Nihil prohibet de eisdem rebus, de quibus philosophicae disciplinae tractant secundum quod sunt cognoscibilia lumine naturalis rationis, et aliam scientiam tractare secundum quod cognoscuntur lumine divinae revelationis. Unde theologia quae ad sacram doctrinam pertinet, differt secundum genus ab illa theologia quae pars philosophiae ponitur » (Thomas d’Aquin, Summa Theologiae (ST) Ia, q. 1. art. 1, ad. 2. Traduit par l’Institut docteur angélique).

[43] Ricœur, Réflexion faite, 26.

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