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Corps rituel et conscience croyante Une réponse à Karl Hefty 

Published onNov 18, 2020
Corps rituel et conscience croyante Une réponse à Karl Hefty 

Crossing: The INPR Journal

Vol. 1 (2020): 147-153

DOI: 10.21428/8766eb43.2bee7e5c

 

 

 

Corps rituel et conscience croyante

Une réponse à Karl Hefty 

 

Manuel Belli

L’institut catholique de Paris et Università degli Studi di Milano

[email protected]

 

 

 

L’article de Karl Hefty s’avère être un excellent exemple de « combat amoureux » : en prenant position sur les propositions d'Emmanuel Falque et de Michel Henry, il ouvre de nombreuses pistes de recherche intéressantes. Dans cette brève intervention, j’ai choisi de suivre deux voies, dans l'espoir qu’elles puissent relancer le débat.

 

1. Corporéité rituelle

 

Hefty se pose une question importante à mon avis : il demande si le crédit de Falque pour le « résidu du corps » ne doit pas être compris dans le sens du « corps comme sacramentel ». Si c’était le cas, cela ouvrait una voie pour une éventuelle rencontre entre la phénoménologie de la vie de Henry et la phénoménologie de la chair de Falque. J’aimerais donc creuser ce sujet en suivant cette hypothèse.

En effet, Henry et Falque traitent tous deux de la question du « sacrement » chrétien et, ce faisant, ils ne peuvent que révéler tous les présupposés épistémologiques qu’ils ont élaborées.

Michel Henry a écrit un article intitulé Eucharistie et phénoménologie dans la réflexion philosophique contemporaine.[1] Dans sa réflexion, il reprend un concept qui lui est très cher, c’est à dire l’idée d’« oubli » : l’homme, en tant que « sujet » et « moi » distinct du « monde », a oublié de vivre dans la Vie[2]. Penser qu’il existe une « conscience intentionnelle » dont dépend la constitution du corps et du monde lui-même est, à son avis, une folie[3]. Dans sa philosophie du christianisme, il propose une « sotériologie bizarre »: bien qu’il ne parle que rarement des événements de Pâques, le Christ est l’Archi-Fils qui nous permet de dépasser l’oubli et de vivre dans la Vie. Mais comment est-il possible que l’on puisse vivre sa propre chair comme le Christ lui-même l’a vécue ? Comment ne pas tomber dans une sorte de « gnosticisme » ? L’eucharistie est la clé pour résoudre le problème : manger le corps du Christ génère une incorporation dans son corps mystique, la rédemption de l’oubli, la conscience pré-verbale et a-verbale de faire partie de la seule vie qui se perçoit.

Emmanuel Falque, dans son livre Les Noces de l’Agneau[4], complète la proposition de son “ triptyque philosophico-théologique ”. Si la finitude est la condition phénoménologique essentielle[5], le Christ opère une métamorphose de la finitude par sa résurrection : le monde devient autre chose, le temps s’ouvre à l’éternité et la chair renaît[6]. Mais l’eucharistie est le lieu de la métamorphose : grâce au Jeudi Saint « Dieu nous donne philosophiquement de réintégrer notre propre corporéité dans la transsubstantiation filiale du pain eucharistié »[7].

On peut donc dire que pour Falque comme pour Henri, à travers l’expérience rituelle de l’eucharistie, une transformation se produit dans l’expérience de sa propre corporéité. Pour Henri l’eucharistie est le lieu où l’homme parvient à la vérité perdue de sa propre chair, tandis que pour Falque dans l’eucharistie le Christ prend en charge le poids du corps pour ouvrir une expérience métamorphosée de la chair. Dans les deux propositions, le rite de l’Eucharistie est un lieu de vérité de la chair. Le dilemme d’un poids accordé au corps ou à la chair semble trouver un point d’accord dans l’expérience d’un « corps rituel ».

Dans l’eucharistie, la corporéité semble atteindre, sous forme rituelle, sa propre vérité eschatologique : la découverte de l’être dans la Vie ou la métamorphose de la finitude sont des manières d’expérimenter la corporéité qui ne sont possibles que dans le contexte de la référence théologique, puisque l’enjeu est la première et dernière vérité de l’homme.

Néanmoins, je voudrais poser la question suivante : ce qui se passe dans l’eucharistie, à savoir l’accès à la vérité de la chair sous la forme d’un rite, ne partage pas la voie ordinaire de l’accès de l’homme à la vérité de sa propre corporéité ? Je voudrais donc transformer la question en thèse : la dichotomie apparente entre « corporéité comme corps » et « corporéité comme chair » peut-elle trouver sa composition dans « corporéité comme rituel » ?

En effet, lorsque Husserl discute pour la première fois de la différence entre Körper et Leib, il n’en parle pas comme deux « propriétés » de la corporéité, mais comme deux expériences phénoménales. Dans les Idées, la chair / leib apparaît comme le « point zero » de toute expérience ilétique possible[8]. « Mon corps » est ce qui est toujours impliqué dans toute sorte de phénoménalité, et j’arrive à savoir qu’il est « à moi » en faisant l’expérience, à travers lui, de toute forme de transcendance. Dans la cinquième Méditation Cartésienne, l’expérience de l’inaccessibilité du corps d'autrui comme « sien propre » est ce qui permet au sujet d'eprouver son propre corps comme « absolument propre »[9]. La rencontre avec le corps des autres ne peut jamais se passer en dehors d’une « liturgie du sens » : le poids du corps, l'expérience de ma chair, la position par rapport à la chair de l’autre, la dimension affective et les implications éthiques ce sont des éléments qui ne se distinguent que didactiquement, car en fait ils sont simultanés. La corporéité vient à la vérité parce qu’elle agit et tout acte de corporéité ne peut être séparé du sens que le sujet s’attribue en tant que corps. Falque a raison de rappeler l'abîme de la corporéité et Henry a beaucoup de pages intéressantes sur la passivité absolue de la douleur. Mais l’abîme et la douleur ne sont didactiquement isolables que du « flux vital » du sujet, qui génère des symboles, des pratiques, des relations avec lesquelles habiter l’abîme et la douleur.

Falque, citant Husserl, rappelle que le corps est tel “ en chair et en os ”. Pour continuer à jouer avec les mots, il faut rappeler que la “ chair ” sert largement à faire allusion au corps dans sa musculature : la viande à manger est constituée de muscles (en italien, la signification est particulièrement évidente car il n’y a qu’un seul mot pour la viande et la chair). Il faut donc se rappeler que le corps   « en chair et en os » est aussi un corps en « os et muscle » : le corps n’est pas inerte, il bouge, il agit, il rencontre et il vient à sa tête par ses propres actions et relations. Chaque expérience que le corps a de lui-même a un temps et un espace, et elle se déroule sous des formes symboliques. La perception du corps et de la vie n’est jamais chose intemporelle, anhistorique ou immobile.

J’en viens donc à formuler une première piste pour une éventuelle étude ultérieure. En plus d’une « passivité de la chair » ou du « poids du corps », une « dynamique de la corporéité » mérite d’être approfondie. Ce que Falque et Henry proposent dans une clé eschatologique en parlant de l’eucharistie pourrait ouvrir un scénario pour l’investigation des formes ordinaires de la corporéité. La corporéité n’est pas seulement métamorphosée à travers la sacramentalité rituelle : le phénomène du corps n’est jamais dissociable de ses actions, qui ont toujours un caractère symbolique et doxique. L’homme instaure des actions, agit des symboles, interprète les liens humains en positionnant son corps. Il se comprend comme un corps en agissant rituellement. En une formule : pas seulement corps et pas seulement chair, mais corporéité rituelle. Ou peut-être encore mieux : corps et chair à travers une corporéité toujours rituelle. Le phénomène appelle toujours le corps et le corps fait l’expérience de la phénoménalité dans une clé liturgique : c’est la grande leçon de Lacoste. Le rituel n’est pas simplement la prérogative de la philosophie de la religion, mais décrit la forme de base de l’expérience et « quant à décider a priori de ce qui “peut” nous apparaitre, et d’une signature qui en ferait un phénomène sous juridiction philosophique ou un phénomène sous juridiction théologique, nous en sommes splendidement incapables »[10].

 

0.           Sur l’invisible

 

Parmi les nombreuses idées, je voudrais emprunter une deuxième voie de réflexion que Hefty propose, à mon avis avec une grande clarté. Il discute avec Falque de la question de la visibilité de la chair. Falque « rejette le privilège de la chair invisible et auto-impressionnable » au profit d’un crédit pour la visibilité de la chair. L’implication théologique de la prémisse réside dans le fait que, tout en ne rejetant pas une dimension d'invisibilité de la chair (le corps est plus que ce que l'on peut voir), nous n’avons pas d’autre accès à la chair d’autrui que par la visibilité du corps. En fait, Falque se révèle très fidèle à l’approche husserlienne : dans la cinquième Méditation Cartésienne, le Maître de la phénoménologie affirme que le sujet n’a pas accès au Leib d’un autre sujet, et pourtant il perçoit qu’il fait face à « un autre Leib » à travers une expérience d’empathie.

Dans ces conditions, Hefty pose une question decisive : comment reconnaître le Verbe fait chair dans le corps de Jésus ? Il n’y a pas d’autre moyen de connaître la Parole faite chair que le corps de Jésus-Christ. Mais la phénoménologie du visible de Falque peut-elle rendre compte de cette reconnaissance ? Hefty propose deux solutions : si l’on reste absolument fidèle à une « phénoménologie du visible » (à la manière de Merleau-Ponty) on risquerait un matérialisme théologiquement discutable ; la seule solution est d’admettre que la reconnaissance de la Parole ne peut se faire que par un privilège accordé à la foi. En ce sens, Hefty se dit peu confiant sur la possibilité d’une « théologie phénoménologique d'en bas » : soit une « phénoménologie de la foi » est admise (qui lit des données sensibles à partir de ses propres convictions), soit on adhère à une « phénoménologie du sensible », où cependant la foi n’a pas de citoyenneté.

Je voudrais essayer de relire la question sous un autre angle. La question du rapport entre visible et invisible dans la perception est l’un des thèmes qui a intéressé à plusieurs reprises la réflexion de Husserl. Chaque expérience est placée par le sujet dans un horizon de sens : le sujet ne perçoit pas l'Erlebnis individuel comme des actes indépendants, mais enchaîné dans un seul cadre jugé sensible, que nous appelons proprement « monde ». Le monde est la prémisse des Erlebnisse: nous expérimentons les phénomènes uniquement en les comprenant comme mondains. Mais quelles preuves le monde peut-il presenter ? Husserl, au paragraphe 7 de Expérience et jugement[11], soutient que la conscience du monde est une conscience qui a la croyance comme mode de l’évidence.

La conscience n’existe que comme lieu de constitution du sens : nous vivons des événements que nous organisons en récits de sens. Mais le sens que nous attribuons au monde dans lequel nous plaçons nos expériences est généré avec une qualité doxique : c’est ce que nous considérons comme valable compte tenu de nos prémisses. Husserl rappelle que nous ne sommes pas imperméables à l’effort continu de génération de sens : cette opération se produit au sein d’une communauté avec laquelle chaque sujet interagit. Beaucoup de nos croyances ont une origine sociale.

Hefty fait allusion aux récents progrès neuroscientifiques. C’est un domaine qui m’intrigue beaucoup, mais sur lequel je n’ai pas une expertise suffisante pour une réflexion sérieuse. Cependant, dans le débat au sein de la « neurophilosophie » naissante, les positions de ceux qui soutiennent que même les résultats neuroscientifiques ne peuvent échapper à un cadre de référence doxique d’un régime narratif me semblent nombreuses. Que tout acte de conscience suppose un processus neurologique ne signifie pas que le processus neurologique lui-même est le siège de l’évidence : il ne suffit pas de voir ses neurones s’activer pour comprendre ce qui se passe dans la conscience, il faut composer les données dans des horizons narratifs articulés ; pour ce faire, les sujets créent du sens, attribuent des significations, s’orientent vers des conclusions qui ne sont au départ que des intuitions. Cela ne délégitime pas les neurosciences, mais fait plutôt place à la phénoménologie[12].

La grande leçon de Husserl, face à la crise des sciences européennes, consiste précisément à reproposer l’acte intentionnel comme la particule minimale de toute évidence. Mais l’intentionnalité pour Husserl est toujours « agissante », elle atteint les horizons par des actes de protension et synthétise des expériences par des actes de rétention. Le théologien Pierangelo Sequeri a proposé une définition très intéressante : il parle de « conscience croyante »[13]. La forme de la foi n’est pas une exception au régime universel d’accès de l’homme à l’évidence, mais c’est sa forme originelle. La conscience a une structure croyante à l’origine. Au contraire, le défi que la foi religieuse pose à la conscience croyante consiste en la possibilité d’une qualité de croyance protologique et eschatologique : face au « corps rituel » du Christ (c’est-à-dire de ses actions, de ses relations, de son style, de sa Pâques) les disciples ont envisagé d’avoir à repenser la création, car ils pensaient que la conscience ne pouvait être créée qu’en tant que « croyante » pour être en relation avec le Christ. Mais tout cela s’est passé sans renoncer aux règles universelles de preuve de la conscience croyante.

Hefty a raison d’espérer une théologie phénoménologique capable de thématiser les voies par lesquelles la conscience croyante accède à la foi christologique. De nombreux travaux vont dans ce sens, mais je partage l’avis qu’il s’agit d’une tâche à réaliser en grande partie. Schlier, par exemple, a écrit un livre très intéressant sur la résurrection de Jésus, où il montre que la foi dans la résurrection n’est pas une prémisse pour des rencontres avec le ressuscité, mais est le fruit d’un changement d’horizon qui a eu lieu chez les disciples à partir de la phénoménalité qui a été produite[14]. Il s’agit de la foi dans le Ressuscité, qui pour les disciples présente un caractère de totalité non commun aux autres croyances avec lesquelles le monde est constitué, néanmoins cette foi n’est configurée que dans le régime universel de l’évidence, toujours de nature doxique. Seul son contenu en fait une question de compétence théologique, sur laquelle la philosophie phénoménologique a cependant plein droit de se pencher, en tant que domaine disciplinaire capable de reconstruire la structure formelle de l’évidence elle-même.

Mais la théologie et la phénoménologie sont plus proches que l’on pourrait penser, car toutes deux croient que l’évidence réside dans un événement qui appelle la liberté. La phénoménologie suit l’étude de la formalité de l’événement, tandis que la théologie thématise l’effectivité de l’événement christologique. Mais il est difficile d’établir dans quelles conditions l’intentionnalité, toujours doxique, soit théologique ou phénoménologique. Je trouve intéressant le troisième chapitre de Passer le Rubicon[15], où Falque soutient que nous sommes tous et toujours des croyants : cette thèse peut être soutenue dans une parfaite fidélité aux canons de Husserl. Husserl a proposé l’idée de croyance comme une forme de l’évidence : la comparaison avec la foi théologique pourrait-elle être propice à l’étude de l’extension de la notion de croyance ?



[1] M. Henry, Eucaristia e fenomenologia nella riflessione filosofica contemporanea, dans N. Reali (ed.), Il mondo del sacramento. Teologia e Filosofia a confronto, Paoline, Roma 2001, 125-133 : 128.

[2] Cf. M. Henry, C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Seuil, Paris 1996.

[3] Cf. M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Seuil, Paris 2000.

[4] Cf. E. Falque, Les Noces de l’Agneau. Essai philosophique sur le corps et l’eucharistie, Cerf, Paris 2011

[5] Cf. E. Falque, Le passeur de Gethsémani. Angoisse souffrance et mort. Lecture existentielle et phénoménologique, Cerf, Paris 2004.

[6] Cf. E. Falque, Métamorphose de la finitude. Essai philosophique sur la naissance et la résurrection, Cerf, Paris 2004

[7] Les Noces de l’Agneau, 375.

[8] Cf. E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie. Zweites Buch : Phänomenologische Untersuchungen zur Konstitution, M. Biemel (èd.), Husserliana IV, Nijoff, Den Haag 1976.

[9] Cf. E. Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge, S. Strasser (èd.), Husserliana I, Nijhoff, Den Haag 1950.

[10] J.-Y. Lacoste, La phénoménalité de Dieu. Neuf études, Cerf, Paris 2008, 9.

[11] Cf. E. Husserl, Erfahrung und Urteil. Untersuchungen zur Geneaologie der Logik, a cura di L. Landgrebe, F. Meiner, Hamburg 1985

[12] Cf. A. Zhok, Libertà e natura. Fenomenologia e ontologia dell’azione, Mimesis, Milano 2017.

[13] Cf. P. Sequeri, Il Dio affidabile. Saggio di teologia fondamentale, Queriniana, Brescia 1996.

[14] Cf. E. Schlier, Über die Auferstehung Jesu Christi, Johannes, Einsiedeln 1968.

[15] Cf. E. Falque, Passer le Rubicon. Philosophie et théologia: essai sur les frontiéres, Lessius, Bruxelles 2013.

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